Pierre vivante et joyau culinaire, capable de changer de sexe plusieurs fois dans sa vie et de créer une perle fine, l’huître a de quoi fasciner la société humaine depuis l’Antiquité. En sollicitant les sens et l’imaginaire des gens, l’huître n’a jamais cessé de participer à la dynamique du désir, donc du plaisir.
Plaisir de la pêche
Il paraît normal de commencer cet inventaire des plaisirs « ostriaux » par celui des hommes et des femmes qui récoltent ce fabuleux animal. Que ce soit la pêche à la drague, la pêche à pied, voire la pêche en plongée, ce sont des activités physiques parfois dures, à l’image du métier d’ostréiculteur. Cependant, le plaisir dans le travail et celui d’une belle et bonne récolte ne peuvent pas être passés sous silence.
Plaisir intellectuel
Plaisir de la connaissance scientifique de l’animal, de son anatomie, de sa physiologie et surtout de sa reproduction. Les huîtres sont reconnues et consommées depuis l’époque paléolithique comme le montrent les amas de coquilles d’huîtres ouvertes dans plusieurs centres de fouilles archéologiques en Méditerranée orientale. De même, les buttes coquillères de Saint-Michel-en-l’Herm témoignent de leur consommation en France, au XIe siècle. La reproduction des huîtres intrigue depuis des siècles et Oppien, qui signale déjà vers 180 de notre ère l’ambiguïté sexuelle des huîtres, a recours à la génération spontanée pour rendre compte de leur reproduction ! Il faudra attendre le microscope (Loevenhoek 1670), Buffon, Cuvier, Natanson et enfin les progrès de la génétique pour comprendre que l’huître, qui n’a pas de chromosome sexuel, émet à des moments différents des gamètes mâles et des gamètes femelles qui se rencontrent « hors la coquille » pour l’huître creuse, « dans la coquille » pour l’huître plate.
Plaisir de la construction intellectuelle à partir de la symbolique de l’huître. L’huître a depuis très longtemps fourni un objet à la pensée symbolique et les aspects de l’huître qui s’y prêtent sont nombreux et protéiformes :
Son aspect extérieur : celui d’une pierre (Bernardin de Saint Pierre).
Son architecture : sa coquille auto-construite, son attachement à un récif naturel et sa multiplication permettant la construction d’un récif d’huîtres. « Dans nul autre genre il n’y a plus d’identité entre l’habitant et le nid. Ici, tiré de sa substance, l’édifice est la continuation de son manteau de chair. Il en suit les formes et les teintes. L’architecte, sous l’édifice, en est lui-même la pierre vive. » (Michelet)
Son « imperfection cognitive » : « Si les bêtes pensaient ainsi que nous, elles auraient une âme immortelle aussi bien que nous, ce qui n’est pas vraisemblable à cause qu’il n’y a point de raisons pour le croire de quelques animaux sans le croire de tous et qu’il y en a plusieurs trop imparfaits pour pouvoir croire cela d’eux, comme sont les huîtres. » (Descartes)
Son attachement spontanément définitif à son lieu de naissance.
Son inertie : la vie dans une pierre. Cette caractéristique permet à Platon de comparer l’huître à l’âme humaine dans un corps limité et mortel. Lamarck affirmera quant à lui que les huîtres « ne donnent guère d’autre signe de vie que par leur faculté d’entrouvrir et de refermer leurs valves » (1819).
Sa vie en autarcie au sein même d’une communauté d’huîtres. « L’huître, par sa tendance à l’agglomération, peut servir de modèle aux sociétés humaines désignant tout aussi bien une tendance à l’agrégation en bancs qu’un mode d’existence solitaire, autarcique, replié dans son chez-soi comme dans une coquille » écrit George Sand, confortée par les propos de Victor Hugo : « depuis l’huître jusqu’à l’aigle, depuis le porc jusqu’au tigre, tous les animaux sont dans l’homme et que chacun d’eux est dans un homme ».
Son ambiguïté sexuelle permettant à l’imagination humaine tous les fantasmes.
Son trésor caché : la nacre, et de façon rare mais combien précieuse, la perle.
Toute cette symbolique a été largement utilisée dans la littérature, en particulier la littérature romanesque du XIXe siècle, où la métaphore de l’huître permet aux Romantiques de camper merveilleusement des personnages hauts en couleur : l’usurier Gobseck, le concierge parisien du Cousin Pons de Balzac, ou encore les vieux de la pension Vauquer dans Le Père Goriot, mais aussi plusieurs personnages de Dickens, de George Sand et d’autres encore.
En poésie : le célèbre poème en prose de Francis Ponge décrit en quelque sorte le monde à travers l’huître : « C’est un monde opiniâtrement clos. À l’intérieur l’on trouve tout un monde… Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre… ». Le « poète de l’objet » nous suggère avec un vocabulaire fort de donner à l’huître une nouvelle dimension. Par ailleurs, l’huître est présente par douzaine dans l’inventaire de Prévert… et le général des huîtres avec un ouvreur de Jésuites ! Plus récemment, une littérature plus pessimiste met encore l’huître à l’honneur : deux titres évocateurs l’illustrent : Les huîtres vont envahir le monde ! de F. Fernandez et La triste fin du petit enfant huître de Tim Burton. Enfin, la BD n’échappe pas à la symbolique des huîtres, à côté des jeux de mots dans les titres et dans les bulles.
Plaisir esthétique
Plaisir esthétique d’abord de regarder l’huître fermée, et encore plus peut-être, ouverte. Sécrétée par le mollusque tout au long de sa vie, la nacre qui protège l’intérieur de la coquille est admirée de tous. Elle se décline dans la joaillerie depuis des siècles et, plus récemment, dans la cosmétique. Les perles fines plus ou moins grosses (la perle d’Allah, 6 kg, pêchée en 1934 aux Philippines) peuvent être trouvées dans des variétés de couleur donnant une variété de plaisirs. Dans le langage des gemmes, la perle fine est pureté et humilité, qui ne sont en rien contradictoires avec des plaisirs raffinés !
Plaisir esthétique de l’art : la représentation de l’huître a inspiré les artistes depuis l’Antiquité. On trouve des images d’huîtres dans les fresques et les mosaïques romaines. Mais c’est surtout au siècle d’or de la peinture flamande que se répètent les natures mortes aux huîtres, dont certaines sont des chefs-d’œuvre. Depuis, l’huître n’a jamais cessé d’être représentée. Les plats d’huîtres de Manet, de Caillebotte et de Matisse sont particulièrement remarquables, sans oublier bien sûr le Nu et huîtres aphrodisiaques de Salvador Dalí, ni les huîtres de Guy de Malherbe ou de Gilles Marie Dupuy. La représentation photographique d’huître permet aux artistes d’obtenir des œuvres superbes comme celle d’Hannah Collins qu’elle a d’ailleurs intitulée SEX II. Les cinéastes se sont aussi laissé séduire par l’huître de façons diverses : de Walt Disney avec ses charmantes huîtres d’Alice au pays des merveilles, au festin des huîtres des Pink Floyd, en passant par Le Chant des huîtres ou encore un charmant clip dansant sur une chanson, Les Huîtres de Mai Lan. Quant à la perle-parure, les portraits du Fayoum au musée du Louvre, La Jeune Fille à la perle de Vermeer à Amsterdam, et bien d’autres, sont là pour témoigner de sa magnificence et de sa permanence.
Plaisir gustatif
Interdites à la consommation encore actuellement dans certaines religions, les huîtres font l’objet pour certains « originaux » d’une autolimitation drastique. C’était le cas de Marcel Proust qui écrit : « Mais il me semble que vous ne mangez jamais d’huîtres, nous dit Mme de Villeparisis (augmentant l’impression de dégoût que j’avais à cette heure-là, car la chair vivante des huîtres me répugnait encore plus que la viscosité des méduses ne me ternissait la plage de Balbec) ».
Cependant, les huîtres, et en particulier les huîtres plates, monde de saveurs subtiles, sont consommées depuis des millénaires dans de nombreuses contrées de la planète. Caius Sergius Orata, au début du Ier siècle avant J.-C., passe pour l’inventeur de l’ostréiculture. Il avait développé des bassins sur les bords du lac Lucrin en baie de Naples, par lesquels il faisait dériver des alluvions afin de nourrir les huîtres. Il avait placé dans ces bassins des restes de tuiles, voire des bâtons à encoche, afin de faciliter l’accrochage des naissains d’huîtres. L’huître va devenir dès lors un produit de grand luxe et un des symboles de la culture romaine, ce qui va permettre d’en répandre la consommation à travers tout l’Empire.
Les quantités absorbées et la façon de les manger varient beaucoup selon les temps et les lieux. Les « vrais amateurs » peuvent en réclamer des quantités très importantes : l’empereur Vitellius en mangeait des centaines, à peine plus que Louis XVIII. Plus près de nous, Grimod de la Reynière, un des pères fondateurs de la Gastronomie, conseillait d’en servir 4 à 5 douzaines par convive.
Crues ou cuites ? Aujourd’hui, dans notre pays, l’immense majorité des huîtres sont mangées crues suivant Ali Bab : « ces huîtres-là (ostrea edulis)… ne doivent être mangées que crues et vivantes… » et Alexandre Dumas qui, dans son grand livre de cuisine, écrit : « Des gourmands les plus raffinés préparent une espèce de sauce avec du vinaigre, du poivre et de l’échalote ; on les détache, on les trempe dans cette sauce et on les avale ; d’autres, et ce sont les vrais amateurs, n’ajoutent rien à l’huître et la mangent crue sans vinaigre, sans citron, sans poivre. » (comme Apicius qui proposait une sauce voisine de la vinaigrette).
Cependant, les Romains les mangeaient cuites plutôt que crues. Les Américains aussi, et même les Français d’autrefois ! Dans le Viandier de Taillevent, un des premiers livres de cuisine écrit vers 1350, les huîtres ne font l’objet que de recettes en civets, et Platine, à la même époque, propose de les manger grillées ou frites dans l’huile.
L’huître enfin est très prisée des amateurs de cocktails comme contenant, et surtout comme contenu. À chacun de déguster en fonction de son désir ! Sachant que l’huître a le plus souvent dans son histoire été et reste un aliment de luxe, comme la truffe, rendant compte d’une consommation privilégiée dans une ambiance de fête.
Plaisir voluptueux
Les huîtres font partie depuis l’Antiquité (Pline l’Ancien) de la pharmacopée populaire avec de nombreuses indications thérapeutiques.
Dans le De honesta voluptate de Bartholomeo Sacchi (publié en 1475 et traduit en français en 1515), il est écrit : « les huîtres sont une viande friande à gens délicieux et libidineux… elles commeuvent luxure, ainsi qu’il est dit ». Le rapport entre l’ingestion d’huître et la « luxure » paraît déjà banalisé ! Cette notion est officialisée dans la grande encyclopédie de Diderot (1758) T.8 p. 338 : « Les huîtres excitent le sommeil ; elles donnent de l’appétit ; elles provoquent les ardeurs de Vénus. Elles poussent par les urines et lâchent un peu le ventre ; elles nourrissent peu. »
Cette action « croustillante » des huîtres est sans doute légendaire. Elle peut peut-être avoir pour origine l’histoire de la naissance de Vénus dans une coquille d’huître, si joliment représentée par Odilon Redon, ou l’assimilation de certains coquillages bivalves au sexe féminin, ou encore à partir d’élucubrations fantasmatiques à partir de l’ambiguïté sexuelle de l’huître. Les explications « scientifiques » émises par certains — richesse en zinc au rôle certain dans l’appareil génital de l’homme, existence de « précurseurs » de la testostérone — n’ont jamais fait l’objet d’aucune étude scientifique convaincante.
Le siècle des Lumières est aussi le siècle des libertins européens chez qui on trouve décrits avec beaucoup de détails les jeux et plaisirs érotiques et sexuels auxquels participent, sans doute passivement, les huîtres. Si les libertins sont alors à la mode et que certains auteurs plus modernes le resteront, Casanova est sûrement leur chef de file. Plusieurs fois dans ses Mémoires, il fait état de dégustation d’huîtres avant des ébats amoureux réjouissants. Le passage le plus célèbre consacré aux huîtres aphrodisiaques en 1754, que certains ont appelé le jeu de l’huître, mérite ici sa place : « Après le souper que M.M. trouva délicat et exquis, comme les glaces et les huîtres, elle m’offrit des nouveautés en soupirs, en extases, en transports, en sentiments de nature qui ne se développent que dans ces moments-là […] Après avoir fait du punch, nous nous amusâmes à manger des huîtres en troquant lorsque nous les avions déjà dans la bouche. Elle me présentait sur sa langue la sienne en même temps que je lui embouchais la mienne ; il n’y a point de jeu plus lascif, plus voluptueux entre deux amoureux, il est même comique, et le comique ne gâte rien car les ris ne sont faits que pour les heureux. Quelle sauce que celle d’une huître que je hume de la bouche de l’objet que j’adore ! »
Plus près de nous, Léon-Paul Fargue écrit : « J’adore les huîtres : on a l’impression d’embrasser la mer sur la bouche. »
Conclusion
L’huître a captivé, captive, et captivera longtemps les chercheurs, les marins, les travailleurs de la mer, les plongeurs, les défenseurs de la biodiversité, les nutritionnistes, les gourmets, les esthètes, les philosophes, les écrivains, les poètes et les artistes… Un fruit de mer acéphale peut aussi être un fruit de la passion.
Références :
1. Juliette Azoulai : « Existence d’huitre » Un imaginaire conchyliologique au 19ème siècle. HAL open science 2020
2. Bruno Bonnemain : Histoire de l’utilisation de l’huître comme médicament des origines au XXIe siècle Revue d’Histoire de la Pharmacie Année 2015 386
pp. 191-206
3.M.F.K. Fisher : Biographie sentimentale de l’huître. 2021 Dalva ed.